viernes, 21 de octubre de 2011

QUAND DIEU VA À LA MESSE


Juste à l’heure de la messe, au beau milieu du sermon, un train d’enfer monte de la rue. Une horde s’est installée en face de l’église. C’est la cinquième fois que ça se produit en moins de trois mois. Cette fois c’est le bout ! Le curé, pourtant homme patient devant l’Éternel, n’en peut tout simplement plus. Plantant là son auditoire, il sort en trombe à la façon de Don Camilo, en se retroussant les manches pour le combat.
Mais, à peine arrivé à la porte de l’église, il a un mouvement de recul. Du monde partout, même sur le perron! Une foule bigarrée comme on n’en voit qu’à la télé. Un vrai carnaval. Ça gueule, ça chante, ça rit, ça sacre, ça proteste contre tout. Au-dessus des têtes, une forêt de pancartes qui proclament les choses les plus farfelues et les plus graves, depuis l’urgence de défendre les souris de laboratoire jusqu’à celle d’en finir avec la dictature du Marché, de Wall Street, du FMI…
Le curé a envie de pleurer. Il n’est pas contre les manifs. Il comprend que beaucoup de choses doivent être changées en ce monde. Mais il aimerait bien qu’on gueule moins à l’heure de la messe, par respect pour les personnes qui sont dans l’église.
Comme bien d’autres, il sait qu’il faut changer les structures pourries d’un monde malade, mais il est convaincu qu’il faut commencer par changer les cœurs. « L’homme ne vit pas seulement de pain, » se dit-il à lui-même. « Et puis, c’est du cœur que sortent toutes les injustices et autres fléaux de l’humanité, comme l’a si bien dit Jésus. »
Il cherche désespérément à obtenir le silence pour se faire entendre, quand un grand gaillard à la peau brune, au sourire éclatant, micro en main, s’amène sur le perron, fait taire tout le monde et déclare en riant :
« Nous sommes une bande de chanceux ! Ici, on est devant une église. En prêtant un peu l’oreille, peut-être que Dieu va nous parler. »
À ces mots, il éclate de rire et tous l’imitent.
« Qu’est-ce que Dieu pourrait bien nous dire, sinon qu’il est d’accord avec nous en tout? Ça fait cent mille fois que nous manifestons pour un monde juste et pour un monde humain. Notre manifestation d’aujourd’hui, c’est notre messe à nous.
On nous a enseigné que Dieu aime ce monde… Eh bien, si cela est vrai, comment Dieu ne voudrait-il pas qu’on mette fin à la misère qui accable plus de la moitié de l’humanité? Comment s’opposerait-il à ce qu’on veuille changer ce monde de souffrance en un jardin de liberté et de paix pour tous les humains? »
La foule s’emballe. Elle approuve avec des cris de joie. Elle applaudit à tout rompre. Notre homme poursuit son harangue:
« Ce projet, nous l’avons. Il est notre raison de vivre et de mourir. Il nous habite comme un feu et nous pousse à embrasser toutes les causes qui représentent la moindre chance de sauver cette planète et d’empêcher que les trois-quarts des humains qui l’habitent s’y trouvent de trop.
Se laisser prendre par ce projet, voilà ce qui change le cœur. Car nous, nous savons que les femmes et les hommes du monde nouveau naissent et grandissent seulement lorsqu’ils se mettent en marche, sous les coups, dans les tâtonnements et dans les contradictions.
Par ailleurs, nous sommes conscients de nos limites. Les erreurs, les bavures, les excès, le brouhaha, les lâchetés, les reculs, les illusions, les chicanes et tous les péchés du monde sont collés à notre peau. Mais l’être humain, paraît-il, a été créé à partir de la boue. Dans la boue que nous sommes, fermente un monde différent et neuf.
Car d’un mouvement comme le nôtre vont surgir des choses nouvelles, des idées, des initiatives, des audaces, des réalisations formidables. Il faut donc le dire, nous ne sommes pas seulement de la boue; nous sommes aussi l’avenir du monde! »
Nouveau tonnerre d’applaudissements…
« Dans l’histoire des humains il n’y a pas grand projet important qui ait abouti, sans qu’il n’ait été perçu, au départ, comme une entreprise impossible ou une fantaisie de cervelles brûlées. C’est ce que l’on pense bien souvent de notre propre projet. Mais nous, malgré les sarcasmes et le scepticisme ambiant, nous continuons de croire que ce monde nouveau, à l’apparence impossible, est déjà en voie de se réaliser. »
Puis d’ajouter en donnant une tape fraternelle dans le dos du curé resté là, les yeux écarquillés et la bouche bée:
«De grand cœur nous remercions le bon curé de cette paroisse d’avoir interrompu son sermon pour venir sur ce perron nous encourager dans notre démarche. Je propose qu’à notre tour nous l’accompagnions dans l’église pour la suite de la messe. Une fois par cent ans, ça ne peut quand même pas nous faire de tort ! ».
A ces mots, tout ce brave monde s’engouffre dans l’église, en la remplissant à la fois de diables et de lumière.
Ce jour-là, Dieu lui-même, qui s’était glissé incognito à la manifestation, est allé à la messe…
Pour aller plus loin : jeter un coup d’œil à l’évangile de Marc (3, 1-8), où on voit Jésus provoquer tout un émoi en guérissant, un jour de sabbat, un homme dont une main est paralysée. En ce jour sacré, il est strictement interdit de travailler, et même de faire du bruit. Il n’est même pas permis de soigner un malade ou de guérir un infirme. Or Jésus choisit précisément ce jour-là pour guérir le malheureux à la main séchée, c’est-à-dire… notre monde.